Poison City
La ville de Tokyo se prépare à accueillir les Jeux Olympiques de 2020 avec la volonté de renvoyer une image rayonnante du pays au monde entier. Le gouvernement décide de tout mettre en oeuvre pour éradiquer ce qui pourrait porter préjudice à la réputation du pays, à commencer par les produits culturels. Une vague de puritanisme se déverse alors sur le pays où différentes instances font censurer brutalement de nombreuses oeuvres.
En 2019, Mikio Hibino, jeune auteur de trente-deux ans, se lance un peu naïvement dans la publication d'un manga d'horreur ultra réaliste, Dark Walker. Tandis qu'il se réjouit d'avoir décroché sa toute première série, il n'imagine pas les conséquences terribles qui s'ensuivront, précipitant l'auteur et son éditeur au cœur de la tempête.
Avis
Nos éditeurs français s'attachent souvent à publier des mangas en lien avec l'actualité telle que la sortie d'un film, d'un jeu vidéo, etc. Pour Poison City, coïncidence ou pas, on pensera forcément aux événements du 7 janvier dernier, puisque, même si le contexte du manga diffère, il soulève une même thématique: la liberté d'expression. Poison City ne pouvait donc pas mieux tomber pour nous pousser à réfléchir à la question sous un autre angle.
Tetsuya Tsutsui nous fait partager sa propre expérience de la censure des mangas par le gouvernement qui aura de quoi étonner. Le Japon met en place un programme d'assainissement de la littérature et la bande-dessinée accessible aux jeunes; pour ce faire, il a constitué un comité de lecture et d'analyse des oeuvres susceptibles d'influer négativement sur le lectorat mineur. Violence trop prononcée, déviance sexuelle, incitation à la rébellion contre l'autorité, choc de la morale... Tous ces éléments narrés entreront en jeu pour l'avenir d'un manga. Véritable raison ou prétexte bancal à la censure, telle est la question qui se posera. Bien que l'évidence même serait de clamer qu'une telle volonté de filtrage des oeuvres paraît impensable et impossible à déployer efficacement, l'auteur engage un vrai débat car il explique aussi avec pertinence le point de vue des censeurs qui blâment des auteurs misant sur le gore et l'ecchi gratuits pour rafler des lecteurs, ce qui est loin d'être faux pour beaucoup de mangas. Ce à quoi opposent les acteurs du monde de l'édition qu'une telle restriction n'engendrera que la mort de la diversité culturelle et un nivellement vers le bas de la qualité des oeuvres en termes de message mais aussi de force visuelle.
Chose rare qui fera aussi grimper considérablement en qualité le manga : une vision internationale du sujet grâce à l'introduction d'un personnage éditeur américain dans le récit, qui donnera un point de vue fort intéressant en comparant manga et comics. On pourrait relever un peu de chauvinisme dans le fait que cet éditeur américain chante les louanges des mangas; toutefois, Tetsuya Tsutsui rend la pareille aux comics étant donné que Mikio Hibino, le héros auteur de mangas d'horreur, débute un manga qui fait sans aucun doute un clin d'oeil à Walking Dead . D'ailleurs, de nombreuses références parfois directes, parfois légèrement masquées, ponctuent le premier volume, ce qui rend le manga d'autant plus parlant et proche de nous.
En tant que gamer de longue date, en lisant Poison City, je ne peux que faire le parallèle avec le medium du jeu vidéo qui est éminemment une cible fétiche des politiciens et de la presse pour leur prétendue influence néfaste sur les gens. On se souvient du cas il y a quelques années d'un criminel qui, il se trouve, était aussi un mordu de World of Warcraft, l'amalgame a donc très vite été fait. Mais une oeuvre n'a un tel impacte que si la personne n'est déjà pas très nette de base, sinon nous serions des millions à travers le monde à reproduire ce que l'on peut jouer en virtuel... Je suis curieuse de voir si l'auteur parlera de ce medium le plus décrié en la matière dans Poison City.
Dans une interrogation sur la censure aujourd'hui, un autre paramètre de taille entre forcément en compte, celui d'internet. Dans le manga si j'ai bien compris, le gouvernement signale en libraire d'une pancarte noire les oeuvres nocives et les fait placer sous surveillance du vendeur à la caisse qui doit vérifier l'âge des lecteurs voulant l'acheter. Et seulement dans des cas extrêmes, l'ouvrage est interdit totalement à la vente. Ce mode de fonctionnement semble donc un minimum modéré puisque la plupart des oeuvres jugées nocives sont simplement vendues aux majeurs avec vérification de pièce d'identité, plutôt que définitivement proscrits. Il paraît donc dur mais plausible. Le problème est qu'un tel système est la porte ouverte au buzz sur internet car une oeuvre censurée faisant scandale auprès des citoyens verra sa notoriété se répandre comme une traînée de poudre sur la toile. Les internautes sauteront sur l'occasion pour diffuser à très grande échelle l'oeuvre interdite et les curieux qui voudront voir à quoi elle ressemble se multiplieront. Le système mis en place par le gouvernement pourrait bien produire à terme tout l'effet inverse que celui escompté, c'est-à-dire ne faire que grimper en flèche la réputation et l'exposition des mangas censurés et entraîner une crise sans précédent du secteur de l'édition. Tetsuya Tsutsui évoque le sujet d'internet dès le premier tome, j'ai hâte de voir comment il traitera la chose par la suite.
De concert avec toute cette affaire de liberté d'expression artistique, Poison City fait un très bel hommage à tout le travail dévot qu'accomplissent les éditeurs en lançant des auteurs. On avait vu Bakuman qui en dressait aussi un intéressant portrait, on y voir donc Poison City comme un grand frère spirituel pour cette vision encore peut courante à travers les mangas. Les éditeurs prennent également de gros risques en soutenant des mangakas engagés ou tout simplement des mangakas qui dessinent des choses pouvant heurter la sensibilité du public.
Mais amis lecteurs de mangas, rassurez-vous, Poison City ne se résume pas à un simple pamphlet graphique aussi bon soit-il. Au-delà de la critique aiguë de ce fait de société, Nous retrouvons toute la qualité de dessin à laquelle Tetsuya Tsutsui nous a habitués jusqu'à maintenant, qui ravira les amateurs. Ensuite, Poison City met en place une histoire prenante et originale. Mine de rien, un certain suspense s'installe quant à l'avenir du manga que le héros commence : va-t-il perdurer ? Va-t-il devoir l'abandonner pour en réaliser un autre ? Va-t-il passer par l'auto-publication amateur le cas échéant ?
Tout cela est rendu très prenant bien sûr grâce à la portée éthique de l'histoire du manga, mais tout autant grâce aux très sympathiques personnages qui offrent chacun un point de vue digne d'attention. Je suis notamment intriguée par la relation entre le héros et son confrère Shingo Matsumoto, l'un réalisant des mangas d'horreur, l'autre des mangas de dénonciations sociales. Deux penchants qui définiraient assez bien l'oeuvre de Tetsuya Tsutsui. Mikio souhaite à tout prix réaliser un manga de qualité en dépit des risques, tandis que Shingo accepte de devenir un exécutant si cela peut contribuer au bien de la société. Ces deux démarches diamétralement opposées manifesteraient-elles d'un dilemme intérieur que l'auteur de Poison City souhaite exprimer ?
N'oublions pas non plus que nous suivons une double-histoire : celle du mangaka Mikio Hibino, mais aussi celle de son manga « Dark Walkers » qui se déroule à travers les planches même de Poison City. Une mise en abîme qui ne manquera pas d'alimenter notre intérêt pour ce manga.
Intelligent, concret et éveillé, Poison City est un manga trop rare comme on aimerait en voir de nombreux autres. J'encourage le plus grand nombre à découvrir ce manga exceptionnel dépeignant un pendant de la gangrène de la société. J'attends la suite de pied ferme.
Hanoko, tome un lu le 24/02/2015
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