Docteur Spider – Lundi 02 mai 2011, à 22:57

François Jullien, dégage !

Je profite de la sortie au début du mois dernier de Chine, la dissidence de François Jullien livre de présentation puis d'entretien avec l'intellectuel, pour revenir sur cette figure de la philosophie et de la sinologie en France. François Jullien a pour particularité d'essayer de rendre la philosophie occidentale étrangère à elle-même en l'éclairant par la philosophie chinoise, pour en faire sortir de nouvelles potentialités. Ce terme de « dissidence » est fort intéressant car il renvoie à l'image de l'homme de gauche que François Jullien se donne. Pourtant force est d'avouer qu'il s'agit d'un homme dont les positions ''philosophiques'' sont d'une part bourgeoises quant à leur caractérisation de la révolution, d'autre part idéaliste dans leur approche scientifique, les deux étant les deux faces d'une même pièce, comme j'essayerai de le montrer.  

Pour ceux qui auraient besoin d'une comparaison à l'emporte-pièce, François Jullien, c'est un peu le BHL de la sinologie en France. Dans ce petit article, je me servirai comme axe central d'une polémique très intéressante ayant eu lieu en 2006-2007 suite à la publication de Contre François Jullien de François Billeter.  

Billeter contre les apôtres de la « civilisation chinoise »

Billeter accuse Jullien d'entretenir le « mythe de la Chine philosophique », ce qui plaît beaucoup aux intellectuels hexagonaux car « il constitue le pendant imaginaire de l'élitisme républicain qu'ils pensent incarner. » (p.12) 

Cette Chine des tyrans philosophes, « C'est [la vision des classes possédantes chinoises] du monde que les Jésuites ont interprété et adaptée à l'intention du public européen, que Voltaire et d'autres philosophes du XVIIIè ont ensuite érigé en contrepoint et modèle, et qui constitue encore aujourd'hui le fond d'un certain mythe de la Chine dans l'esprit du public, en France tout particulièrement. » (p.15) 

Jullien ne ferait donc que réactiver de vieux schèmes : la Chine, lointaine, serait l'inverse de notre civilisation, n'aurait rien en commun. Billeter va encore plus loin dans sa critique : non seulement l'image que l'on renvoie en Europe de la Chine depuis des siècles ne colle pas à la réalité chinoise, mais en Chine également, il s'agit d'un montage :  

« Le véritable secret de la réussite [de l'empire chinois] cependant, que les historiens ne voient pas ou ne comprennent pas suffisamment, c'est que ces empereurs, leurs conseillers et leurs agents ont instrumentalisé la culture au point de la refondre entièrement et d'en faire la base de l'ordre nouveau. Pour faire oublier la violence et l'arbitraire dont l'empire était né, et par lesquels ils se soutenait, il devait paraître conforme à l'ordre des choses. Tout fut recentré sur l'idée que l'ordre impérial était conforme aux lois de l'univers, depuis l'origine et pour tous les temps. Tous les domaines du savoir, toute la pensée, le langage, les représentations devaient concourir à persuader les esprits que cet ordre était, dans son essence, naturel. C'était le moyen le plus efficace d'assurer la pérennité du régime impérial, de ses hiérarchies, des formes de domination qu'il imposait, de la soumission qu'elles exigeaient. De cette refonte générale est née ce que les Chinois eux-mêmes ont considéré depuis lors, et que l'on considère aujourd'hui encore, en Chine et ailleurs, comme la civilisation chinoise. ». (p18-19) On voilà comment par exemple le confucianisme est devenu pensée officielle, pour justifier a posteriori la tyrannie.  

Cette peinture du despotisme des empereurs chinois en chose naturelle « a eu pour fonction principale d'occulter la nature de ce pouvoir, de rendre toute alternative au despotisme impensable. » (p.19) [1] 

François Billeter a lancé sa polémique ouverte Contre François Jullien, en 2006. Les réactions ne se sont pas faîtes attendre.  

Contre François Julien, Pour François Jullien ?

Du côté des alliés, on trouve en bonus des Oeuvres de Maître Tchouang(édition 2010), traduite par Jean Levi, une correspondance entre les deux hommes.
Levi dit que Jullien «  use du pire jargon philosophique puisé chez des penseurs de pacotille, les Deleuze, les Derrida, et le plus mauvais Foucault. » (p. 336) Néanmoins Levi n'est pas tout à fait d'accord avec les positions de Billetier sur la traduction.  

La salve de François Billeter s'est confrontée à des tirs de barrage, dont (le seul que je connaisse, mais très saillant) Oser construire : Pour François Jullien (2007). Il s'agit d'un recueil d'articles, de ces fameuses "élites républicaines" citées plus haut : Alain Badiou, Philippe d'Iribarne, des traducteurs chinois de Foucault ou Bourdieu etc (on voit aussi que les matrices intellectuelles sont réduites à quelques figures tutélaires). Le premier article explique que l'attaque contre Jullien, c'est une attaque de la même ampleur que celle contre mai 68, c'est donc réactionnaire. S'en suivent 150 pages de blabla, de métaphysique, et de prises de position de gens "extérieurs au débat" (comme le dit si bien lui-même Alain Badiou). Bonjour la pertinence. On sent que Billetier a tout de même tapé là où ça fait mal.  

Mais l'argumentation n'en demeure pas moins vicieuse  : Si on s'attaque à quelqu'un de ''gauche'' comme François Jullien, forcément on est réac'. D'où Jullien tient il cette image ''de gauche'' ? Ca veut dire quoi être de gauche ? Et toute critique de ''la gauche'' vient elle de sa droite... ou de son extrême-gauche ?  

De quel bord politique François Jullien est-il ?

Cette petite écharpe mitterrandienne fait très gauche. Cependant, ne nous laissons pas duper par l'habit. Afin de savoir de quoi François Jullien est le nom, on peut se reporter à son livre d'entretien avec le journaliste Thierry Marchaise ; Penser d'un dehors (la Chine)

François Jullien nous donne quelques éléments biographiques, dans le premier chapitre, intitulé « Itinéraire » : il a étudié le chinois pendant les années fastes, celles de la fin révolution culturelle en Chine, et le plein boom du maoïsme en France. Bien que ses petits camarades de l'Ecole Normale Supérieure (Alain Badiou, Michelle loi, J-C Milner, Benny Levy...) et ses professeurs (Althusser) soient des dirigeants politiques, et bien qu'il ait pu bénéficié des "voyage organisé" par le PCC, en 1974, notre François Jullien n'était pas du tout maoïste, même si les autres élèves le pensaient. Mais peut-être était-il tout de même révolutionnaire ?  

Pour lui toute révolution est condamnée à « l'enlisement et la fossilisation », « Parce qu'elle serait "permanente", parce qu'elle serait "culturelle", la Révolution éviterait son devenir fatal, sur lequel le stalinisme n'avait pas laissé d'illusion." (p.85) La révolution ne suscite donc pour lui aucun espoir.  

François Jullien n'était pas maoïste, pas révolutionnaire non plus, vu le peu d'estime qu'il a pour elle. Mais bon, Jullien fait-il parti de la gauche non-révolutionnaire, la gauche réformiste ?  

François Jullien, allié objectif des intérêts français en Chine, ennemi objectif de la classe ouvrière chinoise

Comment savoir dans quel camp politique se trouve François Jullien ? J'ai trouvé ma réponse là où je ne l'attendait pas : dans Le vampire du milieu, comment la Chine nous dicte sa loi. Oeuvre de deux journalistes semblant ré annoncer le « péril jaune »... En fait il s'agit d'un livre bien plus intéressant. J'ai lu la partie consacrée aux français défendant les intérêts de « la Chine » en France. 

Les auteurs montrent que les théories de François Jullien d'une Chine comme « altérité radicale », finissent en dernière analyse par dire que la démocratie, machin occidental, ne peut pas s'appliquer à la Chine. Ceci n'est pas neutre politiquement.  

Les auteurs montrent également comment des membres de la commission Chine-France du MEDEF, citent François Jullien dans leur manuels de management/relations internationales. 

Dire que la démocratie ne correspond pas à la Chine, vise ainsi à maintenir la dictature en Chine, car ça permet de garantir des bas salaire, ce qui fait les bénéfices desdites entreprises françaises voulant « s'implanter » là bas. 

Ces éléments donnés par Le vampire du milieu sont forts stimulants, on se rend compte que toutes ces causeries idéalistes, pas loin du « choc des cultures » (ou leur opposé, leur non rencontre) a un grand intérêt pour la bourgeoisie : le profit. 

Ainsi, être la justification idéologique de l'exploitation des travailleurs chinois, voilà en quoi Jullien est «  de gauche » !! Mais François Jullien n'est pas innocent. Il ne s'agit pas d'une « récupération ». Ces 3 livres sur « l'efficacité », soulignent les connivences de sa pensée (ou la « pensée chinoise », si on fait l'amalgame) avec le monde des affaires. Cerise sur le gâteau Fançois Jullien était présent à l'université d'été 2010 MEDEF (l'organisation qui défend les intérêts de la bourgeoisie financière et industrielle française).  

Conclusion

Se proclamer « dissident » est un peu léger. Théoriser une Chine radicalement différente, n'étant pas prête pour -entre autre- la démocratie, est le complément idéologique parfait pour justifier le maintien en place du PCC qui sert de gendarme pour éviter que la classe ouvrière chinoise ne se révolte contre les conditions de vie et de travail misérable, fait tout l'intérêt des capitalistes étrangers. 

Pourtant en France, comme en Chine, les travailleurs et les jeunes étouffent. Les grèves du printemps dernier, dans nos deux pays, pour les salaires, pour les retraites, montrent que notre sort est intimement lié contre nos exploiteurs communs.  

Notes
[1] Pour la même opération en Grèce voir Nicole Loraux, La cité divisée

 

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Commentaires

Portrait de dragon de givre

Depuis quand on fait de la politique ? Je boycotte cet article.

Mouais, pas convaincant... 

C est quoi le prb si François Julien est de droite ? tu arrêteras de lui parler ? on voit pas trop ce que ses opinions politiques (tant qu elles restent dans le raisonnable) ont à faire avec son travail universitaire... et aller parler au medef, pourquoi pas ? même si c est des gros c...., c est qu ils ont pas mal à apprendre . 

quant à la savoir si on peut *déduire* de ses travaux que la Chine ne peut pas avoir de démocratie... pas convaincant non plus... on peut déduire pas mal de choses de pas mal de choses... 

Bon, en même temps, le Julien, ça fait 30 ans qu il a fait ses livres les plus importants, c est assez normal, et même heureux, qu on ait fait des progrès depuis, et qu il y ait des gens pour critiquer son travail... maintenant, pas besoin de lui dire de "dégager", c est ni sympa ni intelligent, ça lui arrivera de toute façon...

 

hum, sur un sujet completement différent: je pense que vous devriez lire (et comprendre, et acter) cette blague: 

http://xkcd.com/327/ 

si vous ne comprenez pas, contactez-moi en privé. je vous expliquerai 

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