Écrire au Japon
Le roman japonais vu côté Japon, comme un miroir qui viendrait dédoubler et enrichir notre propre lecture.
Une histoire de crise et de renouveau, de ruptures, comme celle créée en 1987 par la parution de Kitchen de Yoshimoto Banana, jalonnée de prix et de succès, bouleversée par les nouvelles technologies de l'information qui changent radicalement la place que prend le roman, des blogs aux téléphones portables, dans la vie des jeunes Japonais d'aujourd'hui.
Une synthèse qui permet de découvrir comment les auteurs japonais les plus fêtés ici sont accueillis dans leur propre pays, la place qu'ils occupent dans l'histoire littéraire japonaise, les mouvements, les modes et les filiations, et bien d'autres données qui transforment notre regard sur ces écrivains, de Murakami Haruki à Kawakami Hiromi, que nous aimons lire et allons ainsi redécouvrir.
Avis
"Écrire au Japon, le roman japonais depuis les années 1980 de Mariko Ozaki, journaliste, se pose la question de savoir si la littérature moderne de son pays est morte. Tout le long de son essai, l'auteure va avancer des pistes pour savoir d'où vient ce constat et s'il est fondé. Il s'agit d'un ouvrage réflexif, non d'un dictionnaire de littérature japonaise.
Le texte se compose de quatre parties, d'une quarantaine de pages chacune : 1987 le début de la fin ; la mondialisation de Murakami Haruki ; transformations dans le système de création; une nouvelle sensibilité née avec l'ordinateur.
Au cours des années 80 au Japon, le discours à propos de la « fin de la littérature japonaise » devient dominant. Le roman comme il se faisait avant et après la seconde mondiale n'est plus. Il n'y a plus de littérature ouvertement politique. Les nouveaux auteurs ne parlent que de leur nombril. Les textes publiés ont une durée de vie très courte, comparable aux livres de divertissement. Le style oral devient dominant. Ceci serait dû à l'apparition d'internet (change le rapport à l'écriture et à la lecture). L'auteure situe le tournant à l'année 1987 avec la publication de Ballade de l'Impossible (La) d'Haruki Murakami et Kitchen de Banana Yoshimoto qui rencontrent un énorme succès commercial. La sortie des saga Final Fantasy et Dragon Quest, l'entrée des femmes dans des jurys de prix littéraires, la création du prix Mishima par les éditions Shinchôsha, la mort de l'empereur en 1989, en aurait été les éléments annonciateurs. Avec ces livres, on entre dans la littérature « post-moderne » car il n'y a plus cette vision historique avec un début, un milieu, une fin, mais au contraire donne la sensation d'une « rotation du temps » (Ôe).
Mais le succès en librairie de cette nouvelle littérature n'est pas forcément accompagné d'un succès critique : la vieille garde n'est pas contente. Celle-ci compare la production des jeunes auteurs à du manga (histoire de les déprécier ^^). Elle regrette que ces romans s'internationalisent sans problème, parce qu'il n'y a plus de contexte japonais intraduisible. En bref la littérature serait devenue un produit de consommation normal.
Dans la deuxième partie, l'auteure dresse la trajectoire d'Haruki Murakami, dépeint son style de vie assez ascétique (ni télé, ni voiture, mais fait le marathon), l'importance de son expérience de traducteur de romans anglais pour la consolidation de son style... Dans les anecdotes j'ai appris qu'il avait participé aux mouvements étudiants, que Murakami Ryu a fréquenté son jazz bar, qu'ils ont écrit ensemble quelque chose...
La troisième partie consacrée à « Transformations dans le système de création » va analyser la féminisation des lauréats, leur jeunisation, leur durée de vie comme écrivain, le mode de fonctionnement des jurys de prix, leur lien avec les éditeurs et la presse etc. Autrement dit dans cette partie l'auteure va essayer de décrypter ce qu'il se passe, d'objectiver la situation à l'aide de dates et de chiffres, afin d'interroger ce sentiment de ''fin de la littérature''. Elle retrouve également des témoignages du tournant du 19/20ème siècle qui faisaient le même constat. L'histoire se répète.
Outre les aspects sociologiques, Mariko avance l'hypothèse qu'il faut également prendre en compte les changements technologiques intervenus dans les années 80 et 2000 pour saisir la trajectoire de la littérature. C'est l'objet de la quatrième partie. La fin des années 80 a vu la massification de l'usage du fax, ce qui a distancié le rapport écrivain-éditeur. Auparavant l'éditeur se déplaçait pour récupérer les feuillets de l'auteur. Avec le fax ils se rencontrent de moins en moins. Imaginez avec internet ! De même fini le temps où l'éditeur corrigeait au stylo rouge le manuscrit original. Fini ! Tout est dématérialisé. Du coup le rapport à la littérature change, le rôle des éditeurs change, ils font plus dans le commercial. Et besoin de moins de personnes pour confectionner les revues... L'auteur se retrouve seul face à son ordinateur. Avec l'usage du traitement de texte, on passe de l'écriture horizontale à verticale. Enfin Mariko Ozaki fait le lien entre l'apparition des forums sur internet, des pseudos, des avatars et l'apparition de personnages schizophrènes dans la littérature à partir des années 2000 (p. 152) par exemple chez Abe Kazushige (dans Projection privée ?). C'est une hypothèse stimulante.
Le livre brasse énormément de romans. Parmi les inédits en français, je retiendrai Restless Dream (1994) de Shôno Yoriko, dans lequel le narrateur ne cesse de faire des cauchemars, mais comme dans un jeux-vidéo, « il peut s'exercer à répéter plusieurs fois un rêve. En répétant ses rêves, il devient possible au personnage d'en changer le cours et de se transformer lui-même. » (p. 144). La bio-bibliographie de dix-huit pages en fin de volumes annonce quelques titres à paraître en 2012....
Ce qui fait à la fois la force et la faiblesse d'Écrire au Japon, le roman japonais depuis les années 1980 est de se fonder sur des témoignages de l'époque. Le versant positif est qu'on a accès à des sources rares. Pour ne prendre qu'un seul exemple, une prise de position d'Eiji Ôtsuka, le scénariste de MPD Psycho. La faiblesse, c'est que l'auteure commente des journalistes, écrivains, critiques qui commentent des écrivains ! Il y a parfois de sacrées mises en abîme Le livre est régulièrement touffu, Mariko Ozaki étant capable d'écrire certains passages en listant des noms d'auteurs... De même vous apprécierez davantage ce texte court et stimulant si vous avez déjà quelques bases en matière de littérature nippone : Si les noms et les oeuvres de Kenzaburô Ôe, Abe Kobo, Yasushi Inoue, Murakami Ryû, Yôko Ogawa ne vous évoquent rien, vous risquez de n'avoir aucune référence à laquelle vous raccrocher. Autre aspect à souligner : l'auteure a connu toute cette période en direct, elle peut ainsi nous dépeindre un tableau vivant des débats de l'époque, de la tension qui régnait à telle cérémonie de remise de prix littéraire, le trait d'esprit de tel auteur au moment d'une interview qu'elle a conduite Bref, on est immergé dans notre lecture.
Un très bon livre pour se rafraîchir la mémoire, aller papillonner dans ce qu'on a pas encore lu, remettre en perspective la littérature du XXième siècle, être au clair sur système de prix littéraire japonais et être prêt pour le salon du livre, édition 2012, pour laquelle le Japon est le pays invité et dont de nombreux auteurs mentionnés dans le livre seront présent Un ouvrage conseillé à tout amateur de littérature japonaise.''
Docteur Spider, lu d'une traite, 07/03/12
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