Docteur Spider – Mercredi 17 septembre 2008, à 21:22

Le système de production Toyota

Le « système de production Toyota ». En quoi un quoi un tel sujet peut-il intéresser les visiteurs de ce site ? Est-il intéressant pour l'amoureux de l'Asie ? L'Asie ce n'est pas seulement des katana, du porc sauce aigre douce, et des moudangs, c'est aussi des gens qui travaillent. 

Je tiens à préciser en premier lieu que cet article (de 6 pages sous mon traitement de texte) est en fait un extrait d'un mémoire de sociologie intitulé « Stress, épuisement professionnel et mort au travail », soutenu cette après-midi, qui vise à comprendre pourquoi en France des individus se suicident sur leur lieu de travail. Pour cela, j'ai interviewé 10 personnes sur leur rapport au stress et j'ai fait une observation participitante dans une entreprise, afin d'observer le stress en situation.
Sur le plan théorique et pour répondre à mes interrogations, de façon presque automatique, mes yeux se sont entre autre tournés vers la réalité japonaise. D'une part car la figure du
karoshi (qui fera peut être l'objet d'un autre article) -la mort par surtravail- fait en quelque sorte parti du « folklore » sur le Japon. D'autre part cette j'ai cherché comprendre d'où venait notre système de production actuel, très exigeant en terme de « qualité » et de rapidité (le « juste-à-temps ») combiné à une charge de travail qui va croissante. J'ai vu dans le « modèle japonais », en tout cas le modèle Toyota (et cet article essaiera de différencier les deux), des choses très intéressantes, pour faire la jonction entre Les Temps Modernes et notre triste -mais non inéluctable- actualité. Je tenais à partager mes résultats avec un plus large public que mes seuls relecteurs et professeurs. 

Les lecteurs de ShoShoSein pourront donc lire le versant japonais de ma recherche, mais n'hésitez pas à en demander plus

Plan : 

Introduction
1 : Les piliers du Toyotisme
2 : Le modèle japonais de production ?
3 : Applications concrètes et résistances au modèle
Conclusion
Bibliographie 

Introduction

Aurélie, télé-assistante dit que son employeur « travaille en ce moment sur la satisfaction du client mais il devrait peut-être prendre exemple sur les entreprises du Japon où ils ont compris que pour avoir un salarié qui travaille bien il faut avant tout veiller à son bien être avant de penser à celui du client. »  

Cette considération nous amène à réfléchir à la réalité du travail japonais. En effet on a vu le phénomène du karôshi, la mort par surtravail, nous savons qu'il est dû à un surstress, mais quelle est la cause profonde de ce mal ? Ainsi nous allons voir la théorie et la pratique du modèle japonais de production, le système Toyota.  

L'idée de départ est la suivante : « Cette idée [d'autonomisation] remonte à Sakichi Toyoda, bien que le terme soit créé au début des années soixante-dix. Son objectif est qu'un ouvrier ou une ouvrière puisse surveiller et conduire à la fois plusieurs machines afin d'augmenter la productivité en assurant la qualité des produits » (Shimizu, Le toyotisme, p. 41) tout en baissant le prix de revient.  

En 1978, l'ingénieur Taiichi Ohno publie au Japon le livre Esprit Toyota (L'). Suite au choc pétrolier de 1973, Toyota a bien résisté face à la crise, les regards se sont tournés vers cette compagnie pour connaître son secret, et c'est pour expliquer cette résistance qu'un ingénieur de la firme fait paraître le livre cinq ans plus tard. Le livre revient sur les trente ans d'élaboration du système.
En période de récession, les entreprises rencontrent des difficultés pour vendre leur produits, elles les stockent, ce qui leur coûte de l'argent. Les ingénieurs de Toyota ont anticipé ce problème et ont eu pour mot d'ordre « zéro stock ».  

1 : Les piliers du toyotisme

Taiichi Ohno parle en terme de « piliers » du Toyotisme : Des flux continus (sur une même ligne), qui impliquent une polyvalence des « opérateurs », et le kanban, qui fixe les consignes sur le produit en train d'être monté :  

« En premier lieu , il faut considérer le système de production Toyota comme une nouvelle méthode de production axée sur les flux. Au lieu de regrouper les machines en ateliers spécialisés, on dispose des machines de fonctions différentes, l'une après l'autre, dans la séquence du processus.
Dès lors, tout opérateur est amené à utiliser plusieurs machines différentes. La nouvelle méthode de production exige donc la polyvalence des opérateurs et une formation adaptée à cette exigence.
Le troisième ingrédient du système de production Toyota est le kanban. C'est le kanban qui véhicule l'information, organisant les flux de produits entre les différents couples opérateurs/machines, tout au long du processus. Il joue donc à la fois les rôles de bon de prélèvement, d'ordre de transfert et d'ordre de production. » (Ohno, L'esprit Toyota, p 131) 

Pour Ohno le travail de ligne implique la polyvalence. Or comme il l'explique ensuite, il y a polyvalence parce qu'on fabrique plusieurs modèles en même temps, et surtout on supprime des postes, afin de gagner du temps.  

Dans la suite de ses réflexions, Ohno montre les conséquences des effets conjugués des flux tendus et du kanban :  

« Pour les responsables des postes de travail qui, en amont, sont chargés de produire ces articles, ce n'était cependant rien d'autre que la négation de l'idée de planning de production qui leur avait été inculquée par de longues années de pratique. Il n'était pas facile, dans ces conditions, de vaincre leur répugnance à admettre que l'on puisse plus leur indiquer à l'avance ce qu'ils avaient à faire. La nécessité de répondre sans préavis à toute nouvelle demande posait cependant un nouveau problème : il fallait qu'à tous les stades de processus les changements de réglage fussent rapides. Car, si l'on devait produire en grandes quantités pour compenser la lenteur des réglages, on était peu enclin à interrompre une fabrication du produit A pour répondre à une demande de produit B. » (p. 44) 

Le but est bien de pouvoir faire plusieurs types de produits sans arrêter la production. Ce qui implique de mettre fin à la culture de « planning de production » et d'être en mesure de « répondre sans préavis », autrement dit d'intensifier le travail. 

Ainsi Ohno thématise la productivité : « C'est pourquoi, il me paraît important de bien comprendre ce concept. Il y a deux façons d'accroître la productivité : L'une est d'accroître les quantités produites, l'autre est de réduire le personnel de production. La première façon est évidemment plus populaire. Elle est aussi la plus facile. L'autre, en effet, implique de repenser, dans tous ses détails, l'organisation du travail. » (p. 72) 

Comme nous le verrons plus loin, notamment quand il sera question des Troubles Musculo-Squeletiques (TMS), le système Toyota permet non seulement d'augmenter relativement la production en diminuant les effectifs de salariés, mais également en augmentant les quantités produites. Implicitement pour Ohno, les deux vont de pair : tout comme on supprime les mouvements inutiles, on supprime les postes inutiles, on rationalise la production.  

Ainsi, dans le système Toyota, on a quatre éléments clefs : Le Kanban, le juste-à-temps (JAT), le Muda, et le Kaisen

Le Kanban: « Le Kanban permet de limiter au strict nécessaire la documentation administrative de la production ainsi que les stocks-outils. Il permet du même coup d'éviter la construction et la gestion coûteuses de magasins. Il est, en somme, l'instrument du « zéro-papier » et du « zéro stock ». » (Shimizu, p. 42) 

Le juste-à-temps (JAT) : « L'idée du juste-à-temps (JAT), conçue par Kiichiro Toyoda, implique qu'il suffit d'acheter exactement la quantité de pièces dont on a besoin, et que les fournisseurs doivent l'apporter juste au moment où on en a besoin. Si cette idée était réalisée, l'entreprise pourrait produire sans beaucoup de fonds de roulement. Il l'a conçue aux alentours de 1935... » (p. 15) 

Le Muda (gaspillage) : « Les 7 gaspillages : productions excessives, attentes, transports et manutentions inutiles, usinages inutiles, stocks, mouvements inutiles, productions défectueuses. » 

Le Kaisen, ou « conseil d'amélioration du prix de revient » : « Pour réduire le prix de revient ainsi que pour élever l'efficience productive et la qualité. La dernière souligne le fait que les gains obtenus par Kaisen sont partagés entre Toyota et ceux qui les ont réalisés. Là se trouve la nature du management toyotien : Toyota impose à ses salariés et fournisseurs une offensive, mais elle rémunère leurs efforts. C'est ainsi que la gestion du prix de revient et de l'efficience productive constitue à la fois un dispositif de contrôle des membres du groupe et une forte incitation à améliorer leur productivité et à baisser le prix de revient. » (p. 80) 

2 : Le modèle japonais de production ?

Ce qui est intéressant de voir, c'est comment on passe du système de production Toyota, au modèle de production japonais. Ohno juge ainsi : 

« On peut cependant dire sans exagération que le système de production Toyota a d'ores et déjà dépassé les murs de Toyota et s'impose progressivement comme un système de production proprement japonais. J'en veux pour preuve l'attention dont il a été l'objet depuis et les nombreuses études qu'il a suscitées de la part des responsabilités extérieures au groupe Toyota. » (Ohno, p 84)  

Pour Taiichi Ohno, il y aurait eu un effet tâche d'huile, car l'organisation Toyota aurait imposé ce modèle à ses fournisseurs et aux concessionnaires (qui sont une partie de la chaîne), et ceux-ci s'ils n'étaient pas des fournisseurs exclusifs, ont à leur tour imposé leur façon de travailler à leurs autres clients. Ainsi pour Taiichi Ohno il y a eu une toyotisation de la production industrielle japonaise.  

Koïchi Shimizu, auteur de Toyotisme (Le) est plus précis sur le rapport entre Toyota et ses « partenaires » : 

« Environ 70% des pièces et composants d'un véhicule de Toyota sont approvisionnés par ses fournisseurs suivant le principe du JAT ou à flux tendu sans contrôle de la qualité des pièces à la porte de l'usine de montage. Par conséquent, leur qualité et prix retentissent sur la compétitivité des véhicules. Pour cette raison, les fournisseurs doivent être capables de répondre aux normes techniques et de prix exigés par Toyota. Une telle capacité a été historiquement construite par leur collaboration avec Toyota.
De telles relations sont connues sous le terme « partenariat », relation coopérative de long terme. Cette convention partagée par les constructeurs automobiles japonais ne peut cependant pas être généralisée comme l'un des traits distinctifs de la gestion « japonaise ». Toyota continue à donner des commandes à ses fournisseurs en tenant compte de l'état de leurs affaires et rentabilité, dès lors qu'ils sont capables de fournir les pièces commandées. Pour Toyota, la continuité des transactions est à la base de leur coopération à long terme et permet d'inciter les fournisseurs à développer leur capacité à répondre à ses exigences. » ( p. 68 ) 

Shimizu ajoute que Toyota met en concurrence les sous-traitant en passant des « commandes parallèles » (p. 70) 

On voit donc comment Toyota façonne ses fournisseurs selon ses besoins. On voit également comment le principe « zéro stock », permet au stock d'être externalisé.  

Pour autant Shimizu est très modéré quant à l'adéquation « modèle Toyota = modèle japonais », il écrit dans son introduction : « Cet ouvrage ne prétend pas que le toyotisme représente la quintessence de la « gestion japonaise » qui était la vedette du monde des affaires et des chercheurs pendant les années quatre-vingt. Le « modèle japonais » est d'ailleurs difficile à cerner. En effet, un environnement socio-économique identique ne donne pas le même modèle industriel pour les firmes. Des travaux du GERPISA – réseau international mettent en lumière la parenté des stratégies de profit entre les firmes appartenant à des pays différents et, symétriquement, la diversité dans les comportements des firmes d'un même pays. Ce livre insiste donc sur la particularité du toyotisme par rapport à la gestion dite « japonaise » stéréotypée, tout en permettant cependant aux lecteurs de réfléchir sur ce qu'est le « management japonais ». » 

Shimizu pense effectivement le toyotisme comme modèle, mais il y voit une application sectorielle (selon les pays et le type d'activité). Il n'en demeure pas moins que tous les concepts mis au point par et pour le système de production Toyota se retrouvent dans les entreprises actuelles en France. Le modèle japonais serait une construction idéal-typique, ou une méconnaissance du système Toyota. Shimizu montre également un modèle en mouvement, tout au long de la seconde moitié du vingtième siècle. Toyota opère un grand tournant avec l'éclatement de la crise économique japonaise (1987-1991), et prépare le « Toyotisme du XXIème siècle », celui-ci se déclarant plus respectueux des personnes avec qui l'entreprise travaille tout en étant exigeant, si ce n'est plus, en matière de qualité et d'intensité du travail. Il ne semble pas être question pour Toyota d'abandonner le travail à la chaîne, conclu Koichi Shimizu. 

Parmi « les sept orientations du nouveau toyotisme » on trouve notamment « Créer une culture d'entreprise qui respecte l'individualité de ses salariés et encourage leur travail en équipe », « Construire des relations de long terme avec ses partenaires dans le monde » ( pp. 103-105)  

3 : Applications concrètes et résistances au modèle

Le dernier intérêt du livre d'Ohno est de nous montrer les résistances que la mise en place de son système a rencontré. Ainsi il écrit :  

« J'ai déjà fait état du fait qu'aux Etats-Unis le système « un opérateur-plusieurs machines » ne peut pas être mis en oeuvre aisément. Le fait que cela a été rendu possible au Japon, non sans difficultés d'ailleurs (dues au tempérament des compagnons), résulte probablement de l'absence de syndicats par métier, tels qu'ils existent en Europe et surtout aux Etats-Unis. » (p. 26) 

Certes le système de production Toyota a rencontré des résistances, mais celles-ci ont pu être levées car les salariés de Toyota n'étaient pas organisés en syndicat de métier. En effet, chez Toyota, il n'y avait que des « syndicats d'entreprise » qui sont une courroie de transmission des ordres patronaux comme l'explique Satoshi Kamata, dans son livre Toyota, l'usine du desespoir, journal d'un ouvrier saisonnier: pour les personnes titulaires, l'adhésion est obligatoire et les prélèvements de salaires sont automatiques, autrement dit le financement des syndicats passe par Toyota, ce qui n'est pas un signe d'indépendance. D'autre part, Kamata montre à la fin de son livre, qu'il était connu qu'un syndiqué qui s'opposerait à la direction verrait disparaître ses chances d'être promu, et l'entreprise a finalement mis au point un système où pour se présenter, il fallait recueillir cinquante signatures, ce qui est dissuasif. (pp. 235-246) 

Que dit Ohno aux salariés pour accepter ces transformations ? « Quant aux travailleurs, le fait de les affranchir des tâches inutiles ou sans intérêt ne peut qu'élever la valeur de leur travail. »xiv Tout comme pour Ford, on ne demande pas au salarié de réfléchir : « Le problème n'est pas de comprendre la théorie avec sa tête. Il faut que le corps se la rappelle, qu'elle devienne instinctive. L'acceptation des rigueurs de l'entraînement conditionne le succès dans les compétitions. » (p. 39) Ohno compare le travail d'une entreprise à celui d'une équipe de sport, où l'entraînement est valorisé. Mais on ne demande pas aux salariés de comprendre, mais de faire corps avec l'organisation du travail. ainsi on peut facilement passer de « l'entraînement » au « dressage ». Ohno continue ses considérations sur le statut de ses salariés lors de la définition de l'auto-activation, pilier du système Toyota :  

« Chez Toyota, nous nous référons à l' « autoactivation » plutôt qu'à l' « automation ». Nous entendons par là qu'une machine doit être dotée d'intelligence, ce qui n'est pas le cas dans l'automation. Le concept a été appliqué pour la première fois, sur une machine textile, par M. Sakichi Toyota. La machine était équipée d'un dispositif qui la stoppait immédiatement si la navette se brisait ou échappait de sa glissière. Par extension, nous disons d'une machine autoactivée qu'elle est en mesure de juger ce qui est conforme ou non conforme à une norme. Chez Toyota, le concept s'applique, non seulement aux machines, mais à la ligne tout entière. Si quelque chose d'anormal se produit, les opérateurs sont invités à arrêter la ligne. Ainsi l' « autoactivation » permet d'éviter la généralisation des défauts et les productions excédentaires. Elle permet aussi de dénoncer toute anomalie se produisant sur les lignes de production. » (p. 125) 

Il est intéressant de voir comment du concept de machine intelligente, on passe aux considérations sur les salariés, pensés sur le même modèle : leur intelligence doit leur permettre d'arrêter la ligne en cas d'anomalie.
Ainsi on peut d'ores et déjà se demander quels sont les effets d'un discours paradoxal : en même temps une valorisation de l'ouvrier, tout en lui ôtant l'occasion de réfléchir, en le comparant à une machine.
Ohno conceptualise à d'autres reprises le corps de l'ouvrier. Ainsi par exemple, il fait le rapport entre corps humain et entreprise, tous deux étant parcourus par des nerfs (les lignes de fabrication), le travail en flux tendu devant être comme un flux nerveuxxvii.
Ohno, pour répondre aux critiques, fait sienne cette citation d'Henri Ford : « On dit qu'à présent nous allons tous vers la dépression nerveuse. Est-ce vrai, ou bien est-ce seulement ce qu'on lit dans les livres ? Plusieurs auteurs affirment que les ouvriers sont si fatigués qu'ils sont nerveusement à bout : quelqu'un a-t-il jamais entendu un ouvrier lui dire cela. » (p. 177) Pour Ohno, comme pour Ford, le burnout, l'épuisement professionnel, n'aurait aucune manifestation réelle.  

Le livre de Satoshi Kamata, Toyota, usine du désespoir, journal d'un ouvrier saisonnier nous permet de nous mettre à la place d'un saisonnier ayant travailler 6 mois dans l'une des quatre usines Toyota, entre 1972 et 1973.
Une des premières choses que nous explique ce témoignage, est que les usines Toyota à cette époque comptaient 40 000 titulaires, et 200 000 personnes sous-traitantes auxquelles on confie les tâches dangereuses ou inintéressantes. Ils sont les « premiers touchés par les conséquences d'une récession ». On voit donc que lorsque la crise de 1973 n'a pas vraiment affecté l'entreprise Toyota, on ne nous parle que de la partie visible, du « coeur de métier », elle a sans doute frappé plus durement les sous-traitants.  

Satoshi Kamata témoigne de l'aliénation produite par ce type d'organisation du travail : le conditionnement au « aucun de geste inutile » est tel que les salariés mangent de la même façon qu'ils travaillent, comme des robots (p. 19), la fatigue ( Dès qu'on parle de chaîne de montage, ça fait tout de suite penser à automation, mais en fait ce qui est automatisé c'est seulement ce qui circule entre les travailleurs manuels, il va dire que le travail lui même c'est l'homme qui l'accomplit et pas la machine. Finalement, prisonnier de cette vitesse démente, c'est toujours l'homme qui se fatigue (et pas la machine). » p40), qui est telle qu'il n'a pas la force de penser (p. 51 et p. 78 : il a un cycle de travail de 80 secondes, il n'arrive plus à penser de façon plus longue que ce rythme imposé), de la monotonie du travail (p. 114, p. 140), de la frustration sexuelle, il parle d'une organisation militaire du travail (avec d'anciens militaires comme surveillants des dortoirs, comme supérieurs hiérarchiques, avec un système de grade pour les salariés comme à l'armée etc.), Kamata témoigne de nombreux accidents tout au long de ses six mois de travail, provoquant parfois des morts, et également des suicides : suite à des réflexions sur le pourcentage de gens qui ne finissent pas leur mois ou qui ne sont pas renouvelés, il écrit « Dans un numéro d'une revue du Centre de recherches et d'analyse du capitalisme des monopoles il y a un article qui affirme qu'en 1965 il y a eu chez Toyota 40 cas de maladies mentales et 10 suicides.
Qu'un nombre aussi important d'ouvriers abandonnent, ça indique bien combien s'accumulent dans les ateliers les contradictions et les insatisfactions sans qu'il y ait aucun espoir de solution en vue. » (p.222) 

Ainsi, contrairement à ce que qu'affirme un des pères du « toyotisme », les dépressions des salariés ne sont pas une légende. Est-ce de la mauvaise foi, ou bien le problème vient-il d'ailleurs ? Mise à part la mauvaise foi des dirigeants, Kamata pointe un problème d'organisation du travail et de communication : les chefs d'ateliers ne font pas remonter les informations. En effet, ils préfèrent en cas d'accident par exemple régler le problème eux-mêmes. L'explication, vient en outre du fait que Toyota rayonne d'une telle aura de qualité et de dialogue, que personne ne veut ternir cette image au risque de devoir en assumer les conséquences. D'autre part, il y a un aspect financier, puisque les chefs d'équipes reçoivent des primes en fonction de leurs résultats.
« Que signifie cet engouement pour les suggestions, même si, au début, les salariés étaient forcés de participer à ces activités. On peut avancer deux raisons : les suggestions sont rémunérées, et le degré de participation constitue un des critères d'évaluation (sateï) des agents d'encadrement. » (Shimizu, p. 36) 

Il y a bien une information qui circule, mais seulement les bonnes nouvelles. Si toute l'information ne remonte pas, en tout cas elle descend en cascade : « Le jeune, revenant des toilettes, se met à dire subitement : « J'ai appris à l'école qu'on est dans la période moderne, mais, quand on arrive chez Toyota, c'est comme si on retrouvait la période féodale. » Daté et moi, on avait la même impression. Ou bien encore on pourrait comparer ça au système impérial, caractérisé par l'irresponsabilité. C'est le chef d'équipe qui dit : « Ce que je vous dit là, c'est un ordre venu d'en haut. » Le contremaître : « C'est un ordre venu d'en haut que je vous transmets. » Le chef d'atelier dit de même, le chef de division aussi. Et les ouvriers, annihilés par le système, abandonnent toute lutte. » (Kamata p. 232-233) 

On a vu qu'avec le système de JAT et de kanban, l'ouvrier découvre au fur et à mesure les tâches qu'il doit accomplir. C'est donc la personne en début de chaîne qui décide : le chef d'entreprise. 

Conclusion

Le système de production Toyota vise à faire des économies d'argent en salaire et en temps. Ainsi les salariés sont en permanence physiquement sollicités pour répondre aux flux tendus. Ohno nie les effets que peut avoir un tel état de tension, cependant Satoshi Kamata montre tous les dégâts que pouvait faire un tel système pour l'individu, et nous avons précédemment analysé ces mécanismes. On voit également, dans les mécanismes de défense, que Toyota a fait en sorte qu'il n'y ait pas de réponse syndicale à cette transformation de la façon de travailler. Toyota ne s'intéresse qu'à ce qui peut améliorer la qualité du travail, par exemple supprimer plus de gestes inutiles, donc rendre le travail encore plus difficile.  

Le système de production Toyota est un cas intéressant car il contient en germe tous les effets du système actuel comme l'impossibilité de faire un planning, la fatigue... comme l'analyse Bernard Dugué, ergonome :  

« Par ailleurs, l'équation « on diminue les gestes inutiles, on diminue les déplacements, donc on diminue la pénibilité » ne tient pas. La recherche incessante de gains de temps et d'espace conduit à réduire les surfaces de travail, à fixer le travailleur à son poste, et donc à limiter ses possibilités de réguler son activité pour faire face à des aléas ou pour faire varier sa posture de travail. Le temps gagné sur les déplacements, sur l'amplitude du geste, va représenter quelques secondes sur un temps de cycle... et permettre l'augmentation correspondante des cadences de travail. La conséquence, c'est finalement le développement du travail statique, plus pénalisant que le travail dynamique par les contraintes qu'il génère, et le sentiment d'un tâche plus monotone. Faut-il s'étonner, dès lors, si les douleurs lombaires sont en augmentation et si les TMS progressent ? » ( Le travail intenable, p. 101) 

Bibliographie

KAMATA Satoshi, Toyota, Usine du désespoir, journal d'un ouvrier saisonnier (1973) Les éditions ouvrières, collection « Rencontre des peuples », 1976, 256 p. (Nos notes renvoient à cette édition)
Réédition aux Editions Démopolis, 2008, 257 p 

OHNO Taiichi, L'esprit Toyota ( 1978 ), Editions Masson, collection « Productivité de l'Entreprise », 1989, 132 p 

SHIMIZU Koïchi, Le Toyotisme, Editions La découverte, collection Repères, 128p., 1999 

THERY Laurence (Dir.) Le travail intenable, Résister collectivement à l'intensification du travail, Éditions La Découverte, collection «Entreprise et société », Paris, 2006, 246 p.

 

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